La poésie : dans la rue !

En cherchant d’autres manières de se servir de la poésie comme étincelle à la création plastique, j’ai souhaité réaliser des couvertures de poèmes classiques. C’est-à-dire que j’extrais un poème de son recueil pour l’illustrer par une seule image, le résumant, sans trop le dévoiler.

J’ai d’emblée pris le parti de traiter ces images comme des affiches à placarder dans la rue, afin de les rendre plus percutantes. À la différence d’une illustration détaillée vers par vers (cf Nuit de l’Enfer), où le but est justement de montrer tout le long du texte mon interprétation graphique, l’illustration n’est ici que le déclencheur de la lecture et interfère peu avec l’imaginaire du lecteur.

Technique : graphite sur papier.

Pour plus d’informations n’hésitez pas à me contacter. Bonne lecture !

LES EFFARÉS - Arthur Rimbaud

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
       Leurs culs en rond,

A genoux, cinq petits, – misère ! –
Regardent le Boulanger faire
       Le lourd pain blond.

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l’enfourne
       Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le Boulanger au gras sourire
       Grogne un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge, 
Au souffle du soupirail rouge
       Chaud comme un sein.

Quand pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche
       On sort le pain,

Quand, sous les poutres enfumées
Chantent les croûtes parfumées
       Et les grillons,

Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
       Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus pleins de givre,
       Qu’ils sont là, tous,

Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, grognant des choses,
       Entre les trous,

Tout bêtes, faisant leurs prières…
Et repliés vers ces lumières
       Du ciel rouvert,

Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblotte
       Au vent d’hiver.

1870

UNE CHAROGNE - Charles Baudelaire

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux:
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague
Ou s’élançait en pétillant;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,
Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d’un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu’elle avait lâché.

— Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
À cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion!

Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Apres les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés!

LE VIN DE L'ASSASSIN - Charles Baudelaire

Ma femme est morte, je suis libre !
Je puis donc boire tout mon soûl.
Lorsque je rentrais sans un sou,
Ses cris me déchiraient la fibre.

Autant qu’un roi je suis heureux ;
L’air est pur, le ciel admirable…
Nous avions un été semblable
Lorsque j’en devins amoureux !

L’horrible soif qui me déchire
Aurait besoin pour s’assouvir
D’autant de vin qu’en peut tenir
Son tombeau ; – ce n’est pas peu dire :

Je l’ai jetée au fond d’un puits,
Et j’ai même poussé sur elle
Tous les pavés de la margelle.
– Je l’oublierai si je le puis !

Au nom des serments de tendresse,
Dont rien ne peut nous délier,
Et pour nous réconcilier
Comme au beau temps de notre ivresse,

J’implorai d’elle un rendez-vous,
Le soir, sur une route obscure.
Elle y vint ! – folle créature !
Nous sommes tous plus ou moins fous !

Elle était encore jolie,
Quoique bien fatiguée ! et moi,
Je l’aimais trop ! voilà pourquoi
Je lui dis : Sors de cette vie !

Nul ne peut me comprendre. Un seul
Parmi ces ivrognes stupides
Songea-t-il dans ses nuits morbides
À faire du vin un linceul ?

Cette crapule invulnérable
Comme les machines de fer
Jamais, ni l’été ni l’hiver,
N’a connu l’amour véritable,

Avec ses noirs enchantements,
Son cortège infernal d’alarmes,
Ses fioles de poison, ses larmes,
Ses bruits de chaîne et d’ossements !

– Me voilà libre et solitaire !
Je serai ce soir ivre mort ;
Alors, sans peur et sans remord,
Je me coucherai sur la terre,

Et je dormirai comme un chien !
Le chariot aux lourdes roues
Chargé de pierres et de boues,
Le wagon enragé peut bien

Écraser ma tête coupable
Ou me couper par le milieu,
Je m’en moque comme de Dieu,
Du Diable ou de la Sainte Table !

LE RÊVE D'UN CURIEUX - Charles Baudelaire

Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse,
Et de toi fais-tu dire : « Oh ! l’homme singulier ! »
– J’allais mourir. C’était dans mon âme amoureuse,
Désir mêlé d’horreur, un mal particulier;

Angoisse et vif d’espoir, sans humeur factieuse.
Plus allait se vidant le fatal sablier.
Plus ma torture était âpre et délicieuse;
Tout mon cœur s’arrachait au monde familier.

J’étais comme l’enfant avide du spectacle,
Haïssant le rideau comme on hait un obstacle…
Enfin la vérité froide se révéla:

J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce-donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore.

LA DESTRUCTION - Charles Baudelaire

Sans cesse à mes côtés s’agite le Démon ;
Il nage autour de moi comme un air impalpable ;
Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon
Et l’emplit d’un désir éternel et coupable.

Parfois il prend, sachant mon grand amour de l’Art,
La forme de la plus séduisante des femmes,
Et, sous de spécieux prétextes de cafard,
Accoutume ma lèvre à des philtres infâmes.

Il me conduit ainsi, loin du regard de Dieu,
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des plaines de l’Ennui, profondes et désertes,

Et jette dans mes yeux pleins de confusion
Des vêtements souillés, des blessures ouvertes,
Et l’appareil sanglant de la Destruction !